« Pièce Montée »
Sophie Develay
« La Fenêtre Fraîche » est un espace d’exposition mis à disposition des étudiant·es et artistes invité·es dans
le cadre de la plateforme NDE. Cette galerie se loge dans une fenêtre des ateliers techniques de l’école et
dès la tombée de la nuit envoie des signes de la vitalité de l’art sur l’esplanade F. Mitterrand comme autant
de bouteilles à la mer.
Pour le onzième événement de l’année dans « la Fenêtre Fraîche », nous avons le plaisir d’accueillir Sophie
Develay, étudiante en 5e année. Son exposition qui a pour titre « Pièce Montée » se tiendra du 10 juin au 14
juillet 2022. Elle s’inscrit dans le prolongement des projets présentés dans la fenêtre depuis 6 ans qui
abordent les héritages de la modernité et leurs possibles prolongements dans une école d’art.
Pour cette exposition les problématiques du trouble, du bégaiement, du redoublement et des artifices
assumés de la représentation sont travaillées par les recherches de Sophie.
Après la leçon de peinture de Paul Gauguin faite à Paul Sérusier à Pont-Aven en Octobre 1888 qui permettra
au tableau « Le Talisman » de devenir la pierre angulaire du mouvement Nabi. Un petit tableau peint sur le
couvercle d’une boite en bois de 27 cm x 21,5 cm où les bords de l’Aven au Bois d’Amour sont traités par de
larges touches de couleurs vives sorties du tube, des touches presque abstraites, jaunes pour les feuilles,
bleues pour les troncs, rouges pour l’herbe et où le redoublement de tous ces signes dans le miroir de l’Aven
vient troubler plus encore leur perception par un traitement en quête de sublime et de sacré.
Après que ce tableau ait laissé l’imitation du paysage au rang des choses obsolètes dont la peinture pourra
peu à peu se débarasser.
Après que Maurice Denis en ait fait en 1890 le commentaire qu’« un tableau est essentiellement une surface
plane, recouverte de couleurs, en un certain ordre assemblées. »
Après que l’art moderne se soit enfin débarassé de la ressemblance pour aller peu à peu vers l’autonomie du
langage de l’art par la considération de ses outils propres.
Après que la nostalgie des impressionistes soit devenue le fournisseur officiel d’un art des regrets que les
« publics » pourraient soi-disant comprendre, entrainant les chasses aux sorcières que certain·es poursuivent
encore reprochant aux artistes et aux écoles d’art de ne plus être crédibles, dégénérées ou proches
des « gens » alors que les écoles bien que primaires et parfois secondaires apprennent aux enfants à compter
sans jamais avoir compris qu’il était important pour cela d’apprendre avant tout à voir ou à savourer l’art
comme une histoire dont on hérite et dont on peut se régaler.
Après que l’abstraction soit devenue un décor de Journal de Mickey, l’objet de reproductions encadrées
dans les chambres à la chaine d’hôtels IBIS Confort pour VRP en Audi quattro, le cadre de l’expression de la
contemporanéité surrannée d’un restaurant Gault&Millau de province pour certain·es ou la validation d’un
capital côté en bourse sur l’échelle sismique d’un Richter pour d’autres.
Après que les langages distingués de l’abstraction et de la figuration que l’on cherche si souvent à opposer
reposent enfin désormais en paix dans les écoles d’art.
Après tout cela et bien plus encore, Sophie se saisit alors de tous ces outils et de cette histoire de l’art que
l’on n’enseigne pas aux enfants, histoire qu’ielles n’aillent pas voir ce qui les regarde, avec l’attention d’une
belle et grande personne dévolue aux images qui pense le monde par le fait de le redoubler de signes.
Avec la générosité d’une héritière d’un peintre qui fit la révolution de la peinture à deux pas de chez elle en
allant peindre des bois avec amour, Sophie peint des signes par des gestes qu’elle signe comme autant de
possibles de redoublements du bégaiement de celle ou celui qui s’émerveille et qui en perd ses mots.
Des images dans lesquelles elle vient en Antonioni d’un Blow up toujours à rejouer, chercher la matière et
l’essence de ces données qui composent nos paysages et notre monde.
Aussi comme Noël Dolla avant elle, qui de supports en surfaces s’attachera à la trame attachante de la tarlatane,
Sophie peint à l’encre sur du tulle posé sur toile des images du monde agrandies, des images zoomées
où les informations élémentaires des pixels sont autant de larges touches de couleurs vives sorties des tubes
des prophètes Nabis.
Et comme le pensent depuis fort longtemps les sagesses de l’Asie du Sud-Est le semblable peut être souvent
différent, alors le redoublement de ses peintures sur tulle et toile donne à percevoir tous les troubles de la
représentation et de ses perceptions qu’un «Same Same but different» exprime tout autant que le masque
per-sonare au travers duquel les acteurs du théâtre antique incarnaient leurs duplicités et les enjeux de
l’interprétation.
Ainsi, à l’image de Sérusier influencé par le rapport à l’instant présent du théâtre Kabuki et de la spiritualité
de l’estampe japonaise Ukiyoe, Sophie redouble le monde en imprimant sur le bégaiement du tulle et de la
toile des traces en suspend des images de notre monde flottant.
Sophie s’est prêtée à un jeu de questions/réponses afin de nous en dire plus sur son projet :
NDE – Que voit-on ?
S – Des formes abstraites colorées, peintes à la fois sur du tulle et sur une toile tendue sur un châssis. Les
contours des formes sont brouillés, dédoublés par endroits. Le tulle est épinglé sur la toile et ses bordures,
irrégulières retombent vers l’avant ou se soulèvent. L’ensemble mesure 54 cm par 72,5 cm et est accroché au
centre de la fenêtre.
– Comment est-ce fait ?
– Je suis partie d’une photo d’un sous-bois, prise à l’automne. En zoomant dans cette photo, je me suis
rendue compte que cela créait d’autres images, abstraites, dans lesquelles la couleur devenait plus importante
que le sujet. J’ai agrafé du tulle sur une toile enduite de gesso et j’ai peint avec des encres acryliques.
Pendant que je peignais, je me suis aperçue que le motif se modifiait en permanence, car les encres glissaient
sur le tulle et la toile enduite. Je suis revenue plusieurs fois pour essayer de me rapprocher de la photo, et
puis j’ai laissé faire, attendu que ça sèche et j’ai détaché et décollé le tulle de la toile. En le reposant sur la
toile, je me suis rendu compte que cela créait une sensation de flou, de trouble, car les contours n’étaient pas
exactement superposés.
– Qu’est-ce que cela évoque pour toi ?
– La partie droite, dans des tons pastels m’évoque de la pâtisserie, un glaçage, des dragées, des bonbons
acidulés, de la glace fondue. Le tulle me fait penser à une mariée. La partie gauche me ramène dans les sous-
-bois, de la mousse sur un tronc d’arbre.
– Comment s’est opéré le choix du titre ?
– J’en ai fait défiler plein dans ma tête, les laissant arriver pendant que je regardais l’image, que j’y pensais. J’ai
du le chercher pour répondre à la question. Je n’ai pas encore acquis le réflexe de donner des titres à ce que
je fais. Mais j’aime beaucoup ce jeu avec des mots en lien avec une image.
– En quoi le titre nous informe-t-il ?
– Il associe pour moi cette image de la mariée que je n’arrive pas à éviter à cause du tulle, mais aussi cette
allusion à la pâtisserie qui me vient quand je regarde cette image, à quelque chose de sucré, et enfin, toutes
les étapes du processus qui a abouti à cette peinture, comme les couches successives du gâteau. Et puis
j’aime que l’on soit très loin de l’image initiale du sous-bois, le déplacement.
– Comment cette pièce est-elle arrivée dans ta pratique ?
– J’ai participé à un workshop organisé par Karine Lebrun, Caroline Cieslik et Raphaële Jeune pendant lequel
nous sommes allées dans la station biologique de Paimpont. J’ai commencé un travail à partir de photos de la
forêt et j’étais surtout intéressée par les couleurs et leur évolution au fil des saisons. Une évocation du temps
qui passe dans les modifications de la végétation. Dans le même temps, je travaillais avec les tissus, je suis
attirée par cette matière et toutes ses formes. Je pense que c’est pour ça que le tissu est arrivé dans ce
travail. Et je pense que j’avais envie d’aller vers l’abstraction, sans arriver à franchir le cap. Cela s’est fait
presque à mon insu, parce que l’encre s’est mise à glisser sur la toile, modifiant l’image sans cesse malgré mes
tentatives de correction.
– Est-ce une pièce singulière, ou fait-elle partie d’un corpus plus grand ?
– J’ai fait d’autres peintures avec le même procédé, en utilisant de la tarlatane à la place du tulle ou en
peignant sur du papier. En superposant plusieurs couches de tulle aussi. Les résultats sont très différents, pas
toujours intéressants. Je pense continuer à peindre à partir de cette série de photos, de zooms. Sûrement
refaire des peintures avec la même association tulle/toile enduite. Mais aussi des peintures sans tulle à
l’huile, à la gouache, à l’encre peut-être sur des toiles non enduites, fines pour voir comment se comporte
l’encre.
– Quelles en sont les sources et les liens ?
– J’ai toujours beaucoup de mal à répondre à cette question. Dans le cas de ce travail, il y a sûrement des
influences multiples, pour chaque étape puisqu’il y en a eu plusieurs. Le mouvement impressionniste pour les
couleurs, Joan Mitchell, Adrien Vescovi, Kahina Loumi….
– En quoi cet projet a-t-il déplacé ou ouvert quelque chose dans ta pratique ?
– Il m’a entrainée vers l’abstraction. Et la façon dont l’encre s’est comportée sur la toile, échappant à mes
intentions initiales a amené une autre façon de créer un déplacement créant une image totalement différente
de celle que j’avais imaginée en commençant. Le tulle et la superposition des deux images créent un trouble
visuel, quelque chose qui m’échappe aussi. Et puis, cette pièce ouvre une infinité de déclinaisons possibles à
partir de toutes les étapes de sa création.