Elle contemple le temps les yeux fermés, une exposition de Cléo Robert
« La Fenêtre Fraîche » est un espace d’exposition mis à disposition des étudiant·es et artistes invité·es dans le cadre de la plateforme NDE. Cette galerie se loge dans une fenêtre des ateliers techniques de l’école et dès la tombée de la nuit envoie des signes de la vitalité de l’art sur l’esplanade F. Mitterrand comme autant de bouteilles à la mer.
Pour le 10e événement de l’année dans « la Fenêtre Fraîche », nous avons le plaisir d’accueillir Cléo Robert, étudiante en 3e année. Son exposition qui a pour titre « Elle contemple le temps les yeux fermés » se tiendra du 20 mai au 8 juin 2022. Elle s’inscrit dans le prolongement des projets présentés dans la fenêtre depuis 6 ans qui abordent les héritages de la modernité et leurs possibles prolongements dans une école d’art.
Pour cette exposition les problématiques d’un lieu à soi, de l’intimité d’une pratique artistique et du temps qui passe comme moteur de la pensée sont abordés par les recherches de Cléo. Après les peintres pionnières qui dès la fin du 19e siècle revendiquent leur place en tant que femmes dans la révolution de la peinture figurative telles Marie Laurencin, Mary Cassatt ou Paula M. Becker. Après les questionnements de Virginia Woolf qui en 1929 dans Une chambre à soi aborde non sans ironie les conditions matérielles nécessaires à l’accession des femmes à l’éducation, à la production artistique et à une forme de reconnaissance. Après Judy Chicago, après Niki de Saint Phalle, après Louise Bourgeois, après… Cléo nous propose aujourd’hui de repenser ces problématiques par une chambre à elle. Une chambre, vue à travers une fenêtre dans une fenêtre. Une chambre, où ces questions d’une place faite aux femmes et de l’assignation à ces places faites aux femmes sont données à percevoir par un dispositif pictural qui nous propose la rêverie d’une figure féminine comme véhicule. Un dispositif en apparence très simple, un trompe l‘œil mêlant à tout ce faux un peu de vrai, le réel et ses doublures, mais un trompe l’œil mis lui aussi en abyme et qui par une représentation faussement apaisée, l’air de rien, nous parle des troubles de la perception de notre époque, du trouble à se faire au monde tel qu’il est et tel qu’il ne cesse de se rejouer dans une boucle étourdissante, du trouble à percevoir le monde par des lieux communs, du trouble à être dans une école d’art en tant qu’étudiante et de se projeter dans ce monde d’hommes, du trouble de cette permanence du monde de l’art des dominations masculines, de ce monde de l’art où plus de 70 % des étudiant·es des écoles d’art sont des étudiantes et de ce trouble de voir que la plus grande majorité des artistes qui font carrière encore aujourd’hui sont des hommes.
Ainsi depuis ces jeux de surface ténus et le mince film tendu de la peinture délicate et hautement sensible de Cléo, des enjeux profonds sont à l’œuvre. Car c’est en étant habitée par la figure littéraire du renversement de l’oxymore que tout ce qui est ici en apparence léger, paisible, surfaces usant d’artifices et des fictions d’un dispositif de décor que Cléo nous plonge au plus profond des abysses et des vertiges de l’âme humaine. Et cela par une attention aux détails, à tous les détails et à un petit détail, à ce petit pan de réel d’un bouquet de pivoines qui, tel un Memento Mori nous rappelle sans tromperies l’impermanence de toute chose.
Mais si ce projet est un voile impudique révélant le miroir des troubles de notre époque c’est aussi une invitation à un voyage intérieur, un voyage où cette femme appuyée à la fenêtre de l’école nous sert de guide. Où cette femme faussement naïve, double de Cléo et de tant d’autres artistes rêveur·euses éveillé·es semble nous dire comme le Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry que souvent « l’essentiel est invisible pour les yeux », que pour mieux voir et mieux ressentir le monde, ses beautés et ses complexités il faudrait le temps d’un instant que nous aussi nous nous exposions et risquions de nous exercer à parfois fermer un peu nos yeux pour mieux voir le monde tel qu’il devrait être.
Cléo s’est prêtée à un jeu de questions/réponses afin de nous en dire plus sur son projet :
NDE – Que voit-on ?
C – Un espace qui joue avec l’intérieur et l’extérieur. Un espace habité par une personne au repos, alanguie, les coudes sur la table, les yeux fermés.
Et qui malgré ses yeux fermés semble regarder un bouquet.
Un bouquet de pivoines fraîches qui va faner au fur et à mesure de l’exposition.
– Comment est-ce fait ?
– Les éléments qui se trouvent dans cette fenêtre sont en contreplaqué découpé et peint : le personnage, le vase, les nuages. Il y a également un drap peint, des papiers de couleurs que j’ai coupés et collés pour rejouer un motif de papier peint et pour finir donc de vraies fleurs.
– Qu’est-ce que cela évoque pour toi ?
– Cela évoque des liens possibles entre cet intérieur de la fenêtre et l’extérieur de la place, les pensées de ce personnage féminin et sa maison. C’est un espace fragile où l’intime se met en relation avec le monde par la rêverie. J’aime que mes toiles soient comme des fenêtres qui permettent de regarder une scène et de projeter à l’image de ce personnage aux yeux clos, ce qui se joue derrière ce léger film de peinture, comme derrière ces paupières.
J’aime donner à imaginer à quoi pense cette personne derrière ses yeux fermés, et de laisser planer un doute.
A-t-elle les yeux clos car elle refuse de regarder et de s’ouvrir à ce qui se passe sous ses yeux ? Ou est-ce que cette femme se protège en cherchant à ne plus être pleinement visible ?
En déposant de vraies fleurs dans ce dispositif d’intérieur de maison, là aussi je veux créer une tension, faire ressentir un trouble dans la représentation, jouer avec le vrai et le faux, l’intimité d’une personne et son environnement.
– Comment s’est opéré le choix du titre ?
Je voulais d’une manière poétique donner des indices aux regardeur∙euses.
– En quoi le titre nous informe-t-il ?
– Il informe sur une manière de vivre dans le monde, de contempler les choses. Être observatrice de soi et des évènements extérieurs. Ce que l’on fait tout particulièrement à travers une fenêtre.
Cet état où on se laisse captiver pas une pensée, un souvenir, une fleur, un détail. Un état de rêverie que j’ai voulu appuyer par ce personnage féminin qui regarde les yeux fermés.
– Comment cette pièce est-elle arrivée dans ta pratique ?
– Depuis deux ans ma pratique s’est tournée vers la peinture. Des peintures sur toile que j’ai voulu fragmenter. J’avais déjà peint ce personnage dans cette pose, j’ai voulu le reprendre, le réinterpréter. J’ai désolidarisé les éléments qui se trouvent habituellement sur la toile.
– Est-ce une pièce singulière, ou fait-elle partie d’un corpus plus grand ?
– Cette pièce fait partie d’un corpus plus grand. J’aime penser ma pratique comme un kaléidoscope et ainsi pouvoir fragmenter, regrouper, réactiver des éléments qui traversent mon travail.
– Quelles en sont les sources et les liens ?
– Louise Bourgeois, Niki de Saint Phalle, Judy Chicago, Francesca Woodman, Frida Kahlo et tant d’autres. Toutes ces femmes artistes qui ont repris l’espace domestique comme un motif. Cet espace privé dit féminin, qu’elles ont questionné, re-questionné, qu’elles se sont réapproprié.
– En quoi ce projet a-t-il déplacé ou ouvert quelque chose dans ta pratique ?
– Réaliser cette fenêtre fraiche m’a donné envie de décoller mes peintures des murs de continuer de les fragmenter. De commencer à les faire dialoguer avec l’espace public.
Cléo remercie chaleureusement l’équipe de Fleurodet pour leur partenariat.