« J’aurai beaucoup de mal à venger ceux qui doivent être vengés, car ma vengeance ne
serait rien d’autre qu’une nouvelle séquence de cet inexorable rituel. »
Mathilde Fernique–Blanck
« La Fenêtre Fraîche » est un espace d’exposition mis à disposition des étudiant·e·s et artistes invité·e·s dans le cadre de la plateforme NDE. Cette galerie se loge dans une fenêtre des ateliers techniques de l’école et dès la tombée de la nuit envoie des signes de la vitalité de l’art sur l’esplanade F. Mitterrand comme autant de bouteilles à la mer.
Pour le premier événement de l’année et pour la neuvième année d’expositions pensées et présentées dans « La Fenêtre Fraîche», la plateforme a le plaisir d’accueillir pour cette rentrée le travail de Mathilde Fernique–Blanck, étudiante en troisième année.
Son exposition a pour titre « J’aurai beaucoup de mal à venger ceux qui doivent être vengés, car ma vengeance ne serait rien d’autre qu’une nouvelle séquence de cet inexorable rituel » et se tient du 21 octobre au 16 novembre 2022.
Dans Trois Guinées, Virginia Woolf nous dit « Laissez les filles des hommes éduqués danser autour du feu et jeter des brassées de feuilles mortes sur les flammes. Que leurs mères se penchent aux fenêtres et crient « Laissez-le flamber ! Laissez-le flamber! Nous en avons fini de cette “éducation” ! ». Ici Mathilde nous propose des flammes de laine jaune, orange, et rouge pour se dissoudre en elles comme pour dire la colère. Lutter en tissant dans la toile de jute de grosses flammes, replètes, presque abstraites, protégées et exposées au monde par une fenêtre.
Les flammes de laine de Mathilde s’inscrivent avec une étonnante justesse dans un contexte de luttes sociales et sociétales, au moment où nous pourrions nous sentir affaibli·e·s par tant de combats à mener, au moment aussi où notre école est particulièrement vulnérable.
Nous sommes ces flammes de laine face au monde, comme face à la ferme résolution de quelques un.e.s à vouloir nous retirer des espaces dont on sait qu’ils sont vitaux pour notre école. Nous sommes résolu·e·s et si fragiles.
Ursula K. Le Guin dans son essai La théorie de la Fiction-Panier prolonge cette idée énoncée par Elizabeth Fisher que « le premier dispositif culturel a probablement été un récipient… De nombreux théoriciens ont l’intuition que la plus précoce des inventions culturelles doit avoir été un contenant pour recevoir les produits récoltés, une sorte d’écharpe ou de filet à provisions ».
Ainsi l’enceinte d’une école pour pouvoir s’émanciper, l’épaisseur d’une fenêtre pour regarder le monde et le dire, sont de ces espaces protecteurs, mais aussi des espaces à protéger, de ces lieux qui nous aident à grandir, à penser le présent et dessiner l’avenir.
Mathilde s’est prêtée à un jeu de questions/réponses afin de nous en dire plus sur son projet :
NDE – Que voit-on ?
M – De la toile de jute, de la laine rouge, de la laine orange, de la laine jaune, des flammes, une phrase brodée.
– Comment est-ce fait ?
– J’ai travaillé à partir d’un dessin de flammes que j’ai fait. J’ai tendu sur un châssis ma toile de jute et j’ai recopié le motif à la « punch-needle » par aplats de couleurs. Au fur et à mesure de la réalisation j’ai commencé à avoir envie de ne pas recouvrir entièrement la toile de jute. Une fois que le motif m’a semblé terminé, j’ai brodé à la punch needle en bas à droite de la toile la phrase qui donne le titre à mon exposition.
– Qu’est-ce que cela évoque pour toi ?
– Pour moi, cette pièce se rapproche d’un ex-voto, d’un objet dans lequel j’aurais déposé une prière pour le monde qui m’entoure. Elle est liée à de nombreuses questions que je me pose et qui alimente ma pratique. Comment faire avec la colère ? Comment venger ? Comment ne pas venger ? Que faire quand tout est détruit ? Comment ne pas détruire ? J’ai imaginé un tissage très grand qui raconterait cette histoire comme une explosion, un grand feu pour conjurer. Une sorte d’ex-voto ou une prière. Un constat aussi, très grand, plus grand que moi, plus grand qu‘eux, plus grand que nous.
– Comment s’est opéré le choix du titre ?
– Je ne voulais pas que le titre vienne rajouter une nouvelle strate d’informations sur ma pièce, qui dit déjà assez de choses à mon goût. Je voulais pourtant que ma pièce ait un titre. Robin Garnier-Wenisch, le bibliothécaire de l’école a été de très bon conseil et nous avons convenu que le plus naturel serait de nommer ma pièce de la phrase qu’elle contient déjà.
– En quoi le titre nous informe-t-il ?
– Je dirais que le titre vient appuyer ce que le tissage* dit déjà. Il n’informe pas tant mais dirige l’oeil du spectateur sur cet élément.
– Comment cette pièce est-elle arrivée dans ta pratique ?
– Cette pièce est arrivée dans ma pratique au moment où j’ai commencé à avoir envie de parler des livres que je lis. J’ai eu envie de me permettre de piocher des phrases dans mes lectures, de les déplacer, de les faire dialoguer entre elles. De les rendre autonomes. De les partager sincèrement.
– Est-ce une pièce singulière, ou fait-elle partie d’un corpus plus grand ?
– Cette pièce fait partie d’un corpus que je développe dans mon travail et qui parle, dans les grandes lignes, de reconstruction, de littérature et de fin du monde.
– Quelles en sont les sources et les liens ?
– La phrase que j’ai brodée sur mon tissage vient d’un livre : La maison aux esprits, d’Isabel Allende. Mais je pense aussi à Toni Morrison ou Dorothy Allison qui me font me questionner sur le fait d’appartenir ou non à une communauté, de pardonner ou non, de construire et détruire collectivement. Et il y a La Tapisserie de l’Apocalypse aussi, et les immenses histoires que l’on peut tisser.
– Qu’est-ce que cette pièce t’a appris ? En quoi a-t-elle déplacé ou ouvert quelque chose dans ta pratique ?
– Je dirais que cette pièce m’a appris à oser intégrer directement de l’écrit dans mes travaux. Et aussi à oser faire des formats plus grands, plus imposants.
* J’utilise le mot tissage pour parler de cette pièce bien que ce ne soit pas un tissage mais plus une sorte de tenture réalisée à la « punch-needle ».